Jean-Marc BERTHON

Ambassadeur pour les droits des personnes LGBT+ (France)
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Il est tard, je vais essayer, comme Pierre, de ne pas abuser de votre patience. Je salue les organisateurs ; c’est un événement important, bien organisé qui ouvre plein de pistes. On vient encore d’entendre des idées intéressantes avec la conditionnalité non pas aux droits de l’homme en général, mais au non-retour en arrière. Pourquoi pas ? Il faut regarder. Et puis tout ce que vous avez dit sur la stratégie judiciaire. Ce n’est pas quelque chose qu’on a forcément en tête dans la diplomatie française. On l’a, mais je crois que vraiment vous nous aidez à avancer sur ce sujet. Puis, je veux saluer les participants, en particulier Maître Alice Nkom qui, effectivement, nous inspire.

Alors, il n’est pas aisé de clôturer une conférence, tout a été dit, ou presque, sur la réalité de la pénalisation aujourd’hui, sur la condition des personnes LGBT dans un tiers des pays de la planète où elles sont encore hors la loi. Sur les violations, les privations de liberté, la vie de clandestinité, d’opprobre à laquelle elles sont contraintes. Beaucoup de choses aussi ont été dites sur les militants, sur leur courage, sur les risques qu’ils prennent pour leur vie, pour leur liberté. Beaucoup de choses également ont été dites sur les différentes stratégies qui sont à notre disposition pour avancer vers la dépénalisation, et vous avez encore une fois beaucoup insisté sur la stratégie judiciaire, les procès stratégiques pour faire jurisprudence, changer le droit.

Beaucoup a été dit également sur les arguments à mobiliser pour la dépénalisation. Les arguments juridiques, bien sûr. Vous avez dit qu’il y a un droit international des droits de l’Homme que les pays ont souvent intégré à leur Constitution, à leur édifice juridique et que ce droit leur crée une obligation. Argument sanitaire aussi, qui vient d’être évoqué par Pierre. Argument historique, je crois qu’on l’a entendu aussi, la thèse d’une homosexualité importée d’Occident doit être combattue, programme de recherches, travaux de recherche à l’appui. Je pense qu’on aurait pu aussi évoquer les arguments théologiques, car ça n’est pas à l’État de s’avancer dans ces matières, mais plus aux intellectuels. Mais on ne doit jamais oublier qu’il existe toujours la possibilité d’une lecture non littérale des textes sacrés dans toutes les familles spirituelles.

Tout a été dit aussi sur l’insuffisance des arguments rationnels, sur la nécessité de toucher les cœurs, Alice, autant que les esprits. D’en appeler au simple devoir d’humanité, à la compassion, la miséricorde d’un père, d’une mère, d’un frère, d’une sœur. Les personnes LGBT font l’objet d’une entreprise de déshumanisation et nous devons, beaucoup l’ont répété aujourd’hui, il faut souvent commencer par rappeler qu’elles sont des femmes, des hommes comme les autres qui souffrent et qui espèrent.

Je ne reviendrai pas sur tous ces sujets dont vous avez bien parlé, et je voudrais, pour ce qui me concerne, dire pourquoi nous devons agir maintenant, et comment nous pensons qu’il faut agir. Alors, nous devons agir maintenant parce que nous nous trouvons à un moment critique de la révolution LGBT. Cette révolution s’est faite si on regarde les choses à un rythme accéléré depuis une cinquantaine d’années. En 1970, une trentaine de pays seulement avaient dépénalisé ou ne pénalisaient pas. Aujourd’hui, ils sont plus de 130, et le mouvement continue puisque quatre États ont décriminalisé l’homosexualité en 2022, et qu’un nombre comparable pourrait le faire en 2023, d’après nos estimations. Donc c’est un grand mouvement de reconnaissance des minorités sexuelles et de genre qui se manifeste aussi par la tolérance grandissante des opinions dans beaucoup de régions, pas toutes.

Par l’adoption par plus de 60 pays de législations, de politiques de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Et puis aussi par la diffusion du mariage entre personnes de même sexe qui est désormais acquis dans plus de 30 États. Je crois que nous nous trouvons à un moment décisif, un moment critique de cette révolution où elle produit deux effets, en quelque sorte, inverses. C’est un paradoxe bien connu : plus les droits avancent, plus leurs manquements sont ressentis comme insupportables ; plus nous nous rapprochons d’une situation idéale, plus l’écart qui nous en sépare est ressenti comme subjectivement intolérable.

Et qu’un tiers des pays de la planète continue de pénaliser, qu’un autre tiers sans plus pénaliser attaque les droits des personnes LGBT, et bien, cela est de plus en plus regardé comme une injustice par nos opinions et celles-ci nous demandent, nous pressent d’agir, et c’est le message de la conférence d’aujourd’hui. Et dans le même temps, et en sens inverse, la révolution LGBT atteint un point où elle provoque un effet de réaction dans les pays les plus conservateurs.

Nous le voyons dans l’espace post-soviétique, en Russie, au Moyen-Orient, en Afrique et aussi dans une partie de l’Asie. Nous assistons à une sorte de backlash. Des pays qui ne pénalisent pas attaquent de plus en plus durement les libertés fondamentales des LGBT, et puis certains envisagent même de criminaliser l’homosexualité, comme on l’a cité le Niger ou l’Ouganda, et nous espérons évidemment qu’ils ne franchiront pas le pas. Donc la planète connaît sur la question LGBT une forme de, un moment de polarisation. Et cette polarisation est d’autant plus forte que la question est maintenant dans un espace global où tout interagit.

Le mariage pour tous, ce qui se diffuse au Nord, est ainsi présenté par les conservateurs des pays du Sud comme la prochaine revendication si l’on dépénalise l’homosexualité, et c’est utilisé comme un repoussoir, comme un épouvantail. La polarisation est également renforcée par l’opposition grandissante à l’Occident dans plusieurs régions du monde. Au Sud et à l’Est, dans un certain nombre de pays, on assimile droits LGBT et Occident, et l’on mobilise les affects anti-occidentaux contre les LGBT. Et on voit bien qu’un narratif se met en place que la Russie essaie de diffuser, avec lequel elle cherche à rallier le sud global. Un narratif selon lequel les sociétés ont aujourd’hui l’impératif de défendre leurs valeurs traditionnelles contre un Occident décadent où l’homosexualité, la transidentité et, n’hésitons pas, la pédophilie, voilà, la pédophilie sont devenus la norme.

C’est donc le moment d’agir, et nous ne pouvons pas laisser l’initiative aux tenants de la criminalisation et de la répression. Il est urgent de relancer, en tenant compte du contexte nouveau qui est le nôtre, une dynamique en faveur de la dépénalisation. Et si nous ne sommes pas nous-mêmes à l’offensive, nous verrons la condition LGBT régresser.

Alors la France, et c’est le sens de ma nomination évidemment, est décidée à s’engager dans cette voie, à prendre toute sa part à la relance d’un mouvement international en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité. Je ne veux pas parler à la place de la ministre qui aura l’occasion de préciser notre stratégie, mais je crois qu’il y a quatre conditions qui doivent être réunies pour réussir dans cette voie.

La première, c’est d’avoir une approche résolument universaliste. Il ne doit y avoir aucune ambiguïté : nous ne réclamons pas des droits spécifiques, des droits nouveaux. Il y a les droits humains qui ont été énoncés dans divers textes internationaux, la Déclaration universelle de 1948, le Pacte international de 1966, d’autres textes encore. Et ces droits doivent bénéficier à tous sans distinction, y compris les personnes LGBT. Parmi les droits fondamentaux, il y a celui de disposer d’une vie privée à l’abri des immixtions de l’État, celui de ne pas être discriminé et puis celui de ne pas être détenu arbitrairement. Et ces droits sont foulés au pied chaque fois que, en quelque endroit du monde, on pénalise les relations homosexuelles. L’État n’a pas à connaître ce qui se passe dans nos chambres à coucher, il n’a pas à enfermer des personnes qui ne présentent aucun danger pour la société, il n’a pas à appliquer à une partie de sa population des lois différentes de celles de la majorité. Pour dire les choses autrement et vous l’avez dit Alice, les droits des personnes LGBT sont des droits humains, les droits humains sont les droits des personnes LGBT, toute autre approche est vouée à l’échec. Et c’est d’ailleurs ce qu’ont parfaitement compris nos amis américains qui sont pourtant plus enclins que nous à valoriser les communautés, et ils ont précisé dans l’intitulé des fonctions de mon homologue Jessica Stern qu’elle défend non pas les droits des personnes LGBT, mais les droits humains des personnes LGBT. Donc, ils ont bien voulu insister sur cette importance de se référer à l’édifice juridique, au droit international des droits de l’homme pour défendre les droits des personnes LGBT.

La deuxième condition à réunir, me semble-t-il, pour gagner une campagne pour la dépénalisation de l’homosexualité, c’est d’éviter qu’elle n’apparaisse comme un combat de l’Occident ou des pays du Nord. Si elle apparaît ainsi, elle sera perdue, et il est capital de bâtir une coalition représentant la diversité des pays du monde et incluant notamment de grands pays du Sud comme le Mexique et l’Argentine, je cite ces deux pays parce qu’ils sont d’ores et déjà pleinement engagés, comme vous le savez. C’est à ce prix que nous persuaderons les pays qui pénalisent, qui sont des pays du Sud, d’en finir avec leur lois discriminatoires. Sinon, ils crieront à l’ingérence occidentale dans leurs affaires. Donc, ne tombons pas dans le piège d’opposer l’Occident au reste du monde.

Cette opposition Nord-Sud concernant la pénalisation de l’homosexualité n’a de toute façon pas de sens puisque les chiffres sont assez clairs. 40 % de l’Afrique a dépénalisé, donc une partie de l’Afrique est déjà dans le camp de la dépénalisation, même si les problèmes existent et nous le savons. La Chine, l’Inde ont dépénalisé et l’un des pays pionniers pour la décriminalisation, la lutte contre l’homophobie, la reconnaissance des droits égaux, c’est l’Afrique du Sud. Et puis la plupart des pays d’Amérique latine ont eux aussi dépénalisé et se sont dotés d’une protection légale souvent assez robuste contre les discriminations et les violences. Donc, nous pouvons nous appuyer pour une campagne en faveur de la dépénalisation sur un ensemble de coalitions qui existent déjà. Il y a la coalition pour les droits égaux créée en 2016. Il y a aussi le core groupe LGBTI des Nations Unies à New York, et ensemble, ils représentent 52 pays, dont l’Argentine, le Mexique, l’Afrique du Sud que j’ai déjà mentionnée, mais aussi le Brésil, le Népal et le Costa Rica, et bien d’autres pays d’Amérique du Sud.

La troisième condition pour réussir, c’est d’adopter une démarche pragmatique, graduelle, incrémentale, comme disent nos amis anglo-saxons. À partir du moment où on s’engage dans une campagne pour la dépénalisation, il faut se concentrer sur ce sujet, éviter d’en introduire d’autres, même s’ils sont importants, même s’ils comptent pour nous. Je pense à des sujets comme la lutte contre les discriminations, les violences anti-LGBT : il faut bien sûr lutter avec la même énergie contre ces fléaux qui ne disparaissent pas avec la dépénalisation, comme on le voit dans beaucoup de pays, mais ces sujets doivent être traités à part d’une campagne pour la dépénalisation, sinon nous risquons d’agrandir le cercle des opposants. Certains nous disent aussi qu’il faut, mais je ne sais pas, je vous avoue que sur ce sujet je n’ai pas de certitude, certains nous disent que peut-être dans certains pays, il faut songer à l’option du moratoire, laisser cette porte ouverte aussi à un certain nombre de gouvernements, ne pas changer leurs lois mais ne plus appliquer leurs lois, ne plus appliquer les peines. On garde le système juridique souvent lié à un système religieux philosophique, mais par humanité, par mansuétude, pour abréger, pour alléger les souffrances des personnes LGBT, et bien on n’applique plus la loi. Voilà, c’est une piste, nous n’avons pas fait, nous n’avons pas établi de doctrine à ce stade côté français.

La quatrième condition de réussite, c’est peut-être la plus importante, c’est d’investir tous les espaces où l’action est possible. Vous avez parlé des tribunaux, des juridictions, des cours de justice nationales, internationales. Je crois que vous avez raison, vous avez enrichi notre réflexion, mais il y a d’autres espaces. Il y a l’espace qui compte pour nous, pour la diplomatie, l’espace du dialogue bilatéral d’État à État. Celui des institutions internationales, vous avez évoqué l’ONU, et puis celui de la société civile. Donc quelques mots sur chacun de ces lieux qui comptent pour le combat pour la dépénalisation. Le dialogue d’État à État d’abord. Nous pouvons faire passer beaucoup de messages par nos ambassades, nous le faisons déjà et le ferons encore davantage dans les mois et les années qui viennent. Il est important d’avoir des argumentaires actualisés, et nous y travaillons parce qu’on ne prône pas la dépénalisation de la même manière partout : il faut prendre en compte le contexte historique, culturel, politique, juridique, religieux de chaque pays. J’ajoute aussi que dans certains cas les démarches et bien elles devront être discrètes, dans d’autres cas elles pourront être publiques, et dans certains cas, nous aurons intérêt à ne pas nous singulariser, nous mettre en avant, par exemple en Afrique, et à faire des démarches avec d’autres États, notamment des États du Sud, je pense évidemment à l’Afrique du Sud, mais il y a d’autres pays intéressants.

Deuxième terrain d’action c’est le terrain multilatéral. La question LGBT, vous le savez, peut être abordée dans deux enceintes onusiennes : il y a l’Assemblée générale des Nations unies à New York et puis le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève. Alors en 2008 vous en avez parlé pour la première et la dernière fois, un appel à la dépénalisation avait été présenté sous la forme d’une simple déclaration. Nous étions à l’initiative de cela, c’était Rama Yade, Bernard Kouchner, et puis derrière Louis-Georges Tin effectivement. Et nous étions avec l’Argentine, c’est l’Argentine qui a déposé la déclaration. Les Pays-Bas, la Norvège étaient également à nos côtés. La déclaration avait recueilli 66 soutiens, et il y avait eu une contre-déclaration présentée par l’Organisation pour la Conférence Islamique, soutenue en sous-main par le Vatican, mais il semble que le Vatican ait évolué depuis quelques temps et on ne peut que s’en réjouir. Donc ça a été une première, cette déclaration, c’était pas grand, c’était une première étape, une étape modeste, mais qui a le mérite d’avoir existé.

Quatre États ont ensuite dépénalisé à la suite de cet appel, et depuis le débat s’est déporté au Conseil des droits de l’homme sur d’autres sujets que la dépénalisation. L’Afrique du Sud y a fait voter une résolution en 2011 pour lutter contre les discriminations, les violences anti-LGBT, et puis ensuite ce sont les États d’Amérique latine qui ont pris le relais et qui en 2016 ont fait adopter le mandat d’expert indépendant sur les questions LGBT. Cet expert fait un travail qui est tout à fait remarquable, il est le seul mécanisme de monitoring, de suivi de l’ONU sur les questions LGBT. La question se pose aujourd’hui d’une nouvelle initiative à l’ONU, à l’Assemblée générale des Nations Unies, sur le sujet spécifique de la dépénalisation. L’hypothèse est clairement sur la table, nous examinons les chances de réussite, le calendrier, le portage qui pourrait permettre d’avancer. Puis le troisième espace à investir, c’est celui de la société civile, c’est le plus important.

Il est important que dans chacun des pays où l’on continue de pénaliser, les associations, les avocats, les intellectuels, les artistes, les leaders d’opinion se mobilisent. Ce sont eux qui, plus que tout autres, peuvent faire bouger les lignes, influencer les dirigeants et la société. Ils peuvent mieux que nous agir dans les pays où l’homosexualité et la transidentité sont présentées comme le résultat de l’action prosélyte de l’Occident, et où notre parole, par conséquent, est démonétisée. Il est important de soutenir ces acteurs de la société civile, de les aider à s’affirmer, se renforcer, et pour cela, nous avons d’ores et déjà mobilisé nos instruments financiers, nous allons continuer, bien sûr, à le faire. Au-delà des sociétés civiles locales, c’est la société civile globale, transnationale, qu’il s’agit de mettre en mouvement. Cette conférence y participe. Je n’ai pas, en tant qu’ambassadeur représentant les autorités officielles françaises, à dire ce que ce mouvement doit être. C’est à lui de s’inventer, d’inventer ses modalités d’action, pétitions, comités locaux, tribunes. Une chose est sûre, il doit impliquer des personnalités emblématiques de toutes les régions du monde, et donner encore une fois sa pleine place au Sud, il est en tout cas nécessaire et il est en tout cas indispensable.

En 1977, les pays du bloc soviétique avaient signé les accords d’Helsinki, si vous en souvenez. Et au terme de ces accords, ils s’engageaient à respecter les droits de l’homme en échange du respect des frontières issues de la Deuxième Guerre mondiale. Et bien immédiatement après s’étaient créés à Prague, à Varsovie et ailleurs des comités Helsinki. Vaclav Havel, d’autres figures de la dissidence y réclamaient le respect des engagements pris en matière de droits humains. Cela a eu un effet important considérable. C’est une sorte d’Helsinki des droits des personnes LGBT que nous devons créer, que nous devons encourager. La société civile doit trouver une manière de rappeler aux États qui pénalisent qu’ils ont pourtant pris des engagements en matière de droits humains, et exiger d’eux qu’ils les respectent. Vous l’avez dit et vous l’avez répété, c’est le crime ce n’est pas l’homosexualité mais c’est sa répression, il est temps d’y mettre fin.

Je me joins pleinement à l’appel que vous avez lancé ce soir, c’est le message de la conférence d’aujourd’hui, et je remercie l’ADUH et STOP Homophobie. Cette conférence, j’en suis persuadé, n’est qu’un début, et comme on le dit, du commencement on peut augurer la fin et bien je suis résolument optimiste en regardant le début, le commencement d’aujourd’hui. Je pense qu’il y aura des suites extrêmement importantes à cette initiative. Merci beaucoup, bonne soirée, et pardon d’avoir été un peu long.

[Applaudissements]