Daniel BORRILLO

Juriste-chercheur au CERSA (CNRS, Paris II) (Italie-Argentine)
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Panorama mondial de la dépénalisation judiciaire de l’homosexualité

Bonsoir, merci pour l’invitation. Merci pour tes mots Etienne, je ne savais pas, et ça me fait vraiment plaisir. C’est le but de tout professeur que l’on puisse faire aimer les droits fondamentaux, les droits de l’Homme, et la liberté.

Donc on m’avait proposé comme titre « Panorama mondial de la dépénalisation judiciaire de l’homosexualité ». Dépénalisation judiciaire plutôt que dépénalisation légale de l’homosexualité. En effet, nous nous rappelons souvent que ce fut la Révolution française qui a sorti de la loi pénale le crime des sodomies, mais nous oublions de noter aussi souvent que les juges ont continué à condamner les relations sexuelles entre personnes de même sexe par le biais des notions plutôt morales que juridiques, comme « honteuses passions », « actes immoraux » ou encore « fait qui révolte la nature », j’ai fait des citations de la France du fin 18e ou début 19e siècle.

Jean Danet, qui a travaillé sur cette question bien avant moi, qui est également professeur de droit pénal, a raison d’affirmer que la loi de 1942 et l’ordonnance de 1945 ne sont que la reprise par le législateur des tentatives jurisprudentielles de punir l’homosexualité.

Les lois, ou la loi vichyste plutôt du 6 août 1942 introduit une incrimination spécifique dans l’article 334 du code pénal de l’époque des actes impudiques et contre-nature « avec un mineur de moins de 21 ans ayant le même sexe que l’auteur ». À la Libération, la pénalisation sera maintenue par l’ordonnance du 27 juillet 1945, qui replace l’homosexualité dans la liste d’atteintes aux mœurs de l’article 331 du code pénal.

L’homophobie de la République ne s’arrête pas là. En 1949, une loi sur les publications destinées à la jeunesse censure les œuvres à caractère homosexuel. Le préfet de police de Paris ordonne que dans tous les bals, il est interdit aux hommes de danser entre eux. C’est une ordonnance du 1er février 1949. Plus tard, dans le cadre de la lutte contre certains fléaux sociaux, une loi du 30 juin 1960 place l’homosexualité au même niveau que le proxénétisme ou l’alcoolisme, et la même année, l’ordonnance de 1960 crée une circonstance aggravante de l’outrage public à la pudeur quand il est accompli par des individus de même sexe.

Une décennie de combats, une décennie vraiment dure de combats gays en France, et surtout l’arrivée de la gauche au pouvoir, ont permis l’adoption de la loi du 4 août 1982, qui était rappelée donc par Robert Badinter, abrogeant la distinction entre le caractère hétérosexuel et homosexuel de la relation avec un mineur de plus de 15 ans.

Depuis, ce processus de dépénalisation totale de l’homosexualité en France conduit à une pénalisation progressive de l’homophobie. D’abord par la sanction des actes discriminatoires à l’égard des personnes LGBTI plus, puis par celle des discours injurieux, diffamatoires, et d’incitation à la discrimination envers des personnes ou groupes de personnes en raison de l’orientation sexuelle. Enfin, par la prohibition des thérapies de conversion sexuelle, dans la loi du 31 janvier 2022.

Nous sommes ainsi passés en France, et en Europe, de la pénalisation de l’homosexualité à la criminalisation de l’homophobie.

Toutefois ces changements à 180° contrastent avec la réalité internationale. En effet, si la situation juridique des personnes LGBTI plus s’est améliorée au sein de l’Europe, dans d’autres régions du monde des personnes subissent des violences, des discriminations en raison de l’orientation sexuelle, et dans de nombreux pays, le seul fait qu’une personne soit perçue comme telle suffit à la mettre en danger.

Selon l’ONU, des actes de violence homophobes et transphobes ont été enregistrés dans tous les pays. Il peut s’agir des violences physiques, notamment meurtre, passage à tabac, enlèvement, viol et agression sexuelle, ou des violences psychologiques, notamment menace, coercition et privation arbitraire de la liberté. Ces agressions constituent une forme de violence « fondée sur le genre motivée par le désir de punir ceux qui sont perçus comme remettant en cause les normes relatives au genre », selon le commissaire des Nations-Unies aux droits de l’Homme, qui l’avait dit donc déjà en 2011.

60 pays, nous avons vu, membres des Nations Unies continuent à criminaliser les relations sexuelles entre personnes de même sexe, et dans 11 pays du monde, l’homosexualité continue à être passible de mort. C’est le cas en Afghanistan, en Arabie Saoudite, aux Emirats Arabes Unis, au Brunei, en Iran, en Mauritanie, au Yémen, au Pakistan, au Qatar, en Somalie et dans 12 états également du nord du Nigeria.

L’absence de pénalisation, pourtant, n’implique pas la fin des persécutions. Comme autrefois en Europe, même sans pénalisation explicite, les autorités mobilisent d’autres infractions comme association dans un but immoral, ou encore outrage public à la pudeur, ce qui est le cas par exemple du Mali. Pour la justice chinoise, l’homosexualité peut toujours être considérée comme un trouble psychique, et les thérapies des conversions demeurent courantes en Chine. Aussi, le 24 novembre dernier, les députés russes ont complété la loi anti-propagande LGBTI par des amendements ciblant la promotion « de relations sexuelles non traditionnelles » dans les médias, la publicité, la littérature, le cinéma et sur Internet.

De même, les relations homosexuelles entre adultes consentants en privé ne constituent pas un crime en Turquie. Toutefois, le code pénal contient des incriminations contre l’exhibitionnisme en public et les outrages à la morale publique, qui sont des catégories mobilisées encore par les juges pour harceler les personnes LGBTI.

 Si le processus de dépénalisation passe souvent par le pouvoir législatif, comme ce fut le cas des Seychelles en 2016 par exemple, ou du Gabon en 2020, ce sont aussi parfois les cours suprêmes qui se prononcent contre les ingérences de l’État dans la vie privée des individus.

En 2018, les juges de la Cour suprême de Delhi ont jugé illégal l’article 377 du Code Pénal datant de l’ère coloniale britannique, condamnant les relations sexuelles entre personnes de même sexe qualifiées de « sexes contre nature ». Considéré comme l’un des pays les plus libéraux du monde arabe, le Liban a ouvert la voie à la décriminalisation de l’homosexualité. Ces 15 dernières années, neuf décisions de justice ont acquitté des citoyens accusés de rapports sexuels contre nature, y compris des militaires.

Et en 2003, ce fut la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Lawrence contre Texas, dont on l’a cité, où les juges déclarent inconstitutionnelle la loi du Texas interdisant la sodomie par six voix contre trois.

Rappelons également que la Cour sud-africaine a utilisé, comme la cour américaine, la notion de respect de la vie privée pour se prononcer en 1998 dans l’affaire National Coalition for Gay and Lesbian Equality contre le ministère de la Justice sur l’inconstitutionnalité des lois de common law prohibant la sodomie entre hommes. La Cour a ainsi affirmé : « la vie privée reconnaît que nous avons tous un droit à une sphère d’intimité privée, et à l’autonomie qui nous permet d’établir et d’entretenir des relations humaines sans ingérence de la communauté extérieure. La manière dont nous exprimons notre sexualité se trouve au cœur de cette zone de vie privée. Si, en exprimant notre sexualité, nous agissons par consentement et sans porter préjudice à quiconque, toute immiscion dans cette zone constitue une violation de notre vie privée ».

En 1996, la Cour Suprême de la Colombie est parvenue à la théorie suivante concernant la vie privée et l’orientation sexuelle : « la sexualité, qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle, est un élément essentiel de l’être humain et de sa psyché, et s’inscrit par conséquent dans le cadre plus large de la sociabilité. Au cœur de la protection constitutionnelle complète de l’individu, sous la forme des droits de la personnalité et son libre développement de l’article 14 et l’article 16 de la Constitution colombienne se trouve le processus d’affirmation autonome, et la décision s’agissant de sa propre sexualité. Elle serait dépourvue de sens si l’autodétermination sexuelle devait rester hors des limites du droit de la personnalité et de son libre développement, étant donné que la conduite et l’identité sexuelle occupent une place centrale et décisive dans le développement de la personnalité, de sa liberté et de son autonomie ».

De même, la Cour constitutionnelle de l’Équateur, en 1997, a jugé que l’article 516 du code pénal viole les garanties du droit constitutionnel et international de la jouissance égale des droits fondamentaux pour toutes les personnes. En Ouganda, en décembre 1998, la Haute Cour à Kampala juge que les droits constitutionnels s’appliquent aux lesbiennes, aux gays, aux bisexuels, aux transsexuels, indépendamment de l’orientation sexuelle. De même, le Pérou, en 2014 par le tribunal constitutionnel, accorde aux militaires gays le droit d’avoir des relations sexuelles, et déclare qu’une règle qui rendait de telles relations illégales est anticonstitutionnelle. Le Népal de même, en décembre 2007, par la Cour suprême, ordonne au gouvernement de retirer une loi discriminatoire à l’encontre des homosexuels. La Cour juge ainsi que les mêmes droits doivent être garantis aux minorités sexuelles qu’aux autres citoyens. Dans le jugement, deux juges de la Cour suprême affirment même : « le gouvernement du Népal devrait formuler de nouvelles lois et modifier les lois existantes afin de sauvegarder les droits de ces personnes, les lesbiennes, gays bisexuels, transsexuels et intersexes sont des personnes naturelles indépendamment de leur sexe masculin ou féminin, et elles ont le droit d’exercer leurs droits et de vivre une vie indépendante dans la société ».

Tous ces jugements sont inspirés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui, en 1981 dans l’affaire Dudgeon contre le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord, a été la première instance internationale à statuer que les lois criminalisant l’orientation sexuelle violent les droits humains, notamment le droit au respect de la vie privée de l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Son arrêt révolutionnaire a conduit à la dépénalisation de l’homosexualité en Irlande du Nord, au Royaume-Uni, et en Europe dans son ensemble. Le fait que l’accomplissement d’actes homosexuels en privé puisse heurter, dit la cour, choquer ou inquiéter des personnes qui trouvent l’homosexualité immorale ne saurait autoriser le recours à des sanctions pénales quand les partenaires sont des adultes consentants, selon donc la jurisprudence des juges de Strasbourg. C’est sur la base donc du respect de la vie privée, la « privacy » en anglais, que les juges ont considéré que le libre épanouissement de la personnalité passe par le respect de l’orientation sexuelle des personnes. C’est également sur cette base que l’adultère, la contraception, l’IVG et la pornographie furent dépénalisés.

Selon la résolution 428 du Conseil de l’Europe de 1970, déjà 1970, le droit à la privacy c’est le droit de mener sa vie comme on l’entend avec un minimum d’ingérence. Il concerne la vie privée, la vie familiale et le domicile, l’intégrité physique et morale, l’honneur et la réputation, la protection contre la diffusion d’une image fausse, l’interdiction de révéler des faits non pertinents ou embarrassants, la publication non autorisée de photographies privées, la protection contre la divulgation de renseignements donnés ou reçus par un individu de manière confidentielle. La frontière donc de la privacy est bien dans chaque ordre juridique fixée par le droit positif par la combinaison des règles législatives et des interprétations du droit constitutionnel résultant de décisions judiciaires, comme nous venons de le démontrer. La privacy permet ainsi non pas tant de régler des comportements humains, mais d’établir une limite aux ingérences de l’État, de la société et des tiers en général dans la sphère intime. C’est ce puissant principe du droit qui a permis aux juges de s’affranchir de la morale, même dominante, pour dépénaliser l’intimité. Si ce furent les lois coloniales qui ont importé la pénalisation de l’homosexualité au 19e siècle en Afrique, c’est la philosophie du respect de la vie privée qui permettra aujourd’hui la dépénalisation, même si la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, comme nous l’avons vu tout à l’heure, demeure le seul instrument international silencieux sur la vie privée ou le droit de ne pas subir l’ingérence de la part de l’État dans la vie privée et familiale des individus.

Merci de votre attention.