Arrêt Jason Jones v. The attorney general of Trinidad and Tobago: Le 12 avril 2018, la Cour suprême avait à juger de la constitutionnalité de l’article 13 et 16 de la loi sur les infractions sexuelles qui criminalisait les rapports sexuelles entre personnes majeures, consentantes de même sexe. La Cour vient étudier la légalité de l’ingérence au droit à la vie privée.
1. La violation du droit à la vie privée par la législation
« 92.Pour cette Cour, la dignité humaine est un droit fondamental et inaliénable reconnu mondialement dans toutes les sociétés démocratiques. Le concept d’autonomie et le droit d’un individu à prendre des décisions pour lui-même sans intervention déraisonnable de l’État sont attachés à ce droit. Dans un cas comme celui-ci, l’individu doit pouvoir décider de la personne qu’il aime, de celle qu’il intègre dans sa vie, de celle avec qui il souhaite vivre et de celle avec qui il souhaite fonder une famille. Un citoyen ne doit pas vivre sous la menace constante, la proverbiale « épée de Damoclès », d’être à tout moment persécuté ou poursuivi. C’est la menace qui existe actuellement. C’est une menace sanctionnée par l’État et cette sanction est importante car elle justifie dans l’esprit des autres membres de la société qui ont un esprit différent que le mode de vie, la vie et l’existence même d’une personne qui choisit de vivre de la manière dont le demandeur le fait sont criminels et sont considérés comme ayant une valeur inférieure à celle de n’importe qui d’autre.[…]
93. Le requérant, et d’autres personnes qui expriment leur orientation sexuelle de la même manière, ne peuvent pas vivre légalement leur vie, leur vie privée, ni choisir leur partenaire de vie ou fonder les familles qu’ils souhaitent. Cela reviendrait à s’exposer à la possibilité d’être considéré comme un criminel. La loi porte donc atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale.
94. Contrairement aux citoyens hétérosexuels, le requérant est traité différemment par la loi en raison de son orientation sexuelle en ce qui concerne la manière dont il exprime son amour et son affection. En s’engageant dans cette expression de manière consensuelle, il est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 25 ans – ce qui équivaut virtuellement à une peine d’emprisonnement à vie -, ce qui n’est pas le cas d’un homme hétérosexuel, à moins qu’il n’ait des rapports sexuels per anum. La loi porte donc atteinte au droit de l’individu à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi.
95. Le requérant a fourni des preuves incontestables de la discrimination, des menaces et des abus qu’il a subis en tant qu’homme ouvertement homosexuel à la Trinité-et-Tobago. La Cour ne doute pas que la sanction qui lui est imposée par l’État en vertu de ces dispositions affecte sa capacité à s’exprimer librement et à exprimer ses pensées en public. Ces sanctions pénales sont susceptibles d’être utilisées de manière oppressive par des citoyens à l’esprit différent comme fondement de la haine tolérée par l’État. La loi empiète donc sur le droit de l’individu à la liberté de pensée et d’expression. » – page 29
2. Sur la charge de la preuve
« 103. À mon avis, la charge de la justification devrait donc incomber à l’État et non à l’individu, car c’est à l’État qu’il incombe de justifier sa décision de promulguer une législation qui respecte les droits et libertés sociétaux de l’individu applicables à cette juridiction. Si la législation sort du cadre de la Constitution, c’est l’État qui serait le mieux placé pour expliquer et justifier la décision du Parlement et non l’individu. L’individu ne serait pas conscient des rouages internes du processus parlementaire et de la politique comme le serait le législateur. » – page 33
3. Justification de l’ingérence dans les droits fondamentaux
- Sur les particularités locales pour légitimé l’interdiction des rapports homosexuels.
« 125. « un tribunal doit être guidé par les valeurs et les principes qui sont incorporés dans le respect des droits et des libertés de l’individu. Des exemples de ces valeurs constitutionnelles primordiales se trouvent également dans le préambule de la Constitution. Ce sont ces valeurs et principes constitutionnels fondamentaux (tels que le respect de la dignité de la personne humaine, l’État de droit et la séparation des pouvoirs) qui constituent la norme finale par rapport à laquelle les limitations et restrictions des droits et libertés doivent être démontrées comme n’étant pas raisonnables et justifiées de manière démontrable. » » – page 39
- L’examen de la justification d’une mesure entravant les libertés fondamentales.
« 107. […] « Pour déterminer si une disposition législative porte atteinte de manière arbitraire ou excessive à la jouissance d’un droit fondamental, il convient d’examiner si :
L’objectif législatif est suffisamment important pour justifier la limitation d’un droit fondamental ;
Les mesures conçues pour atteindre l’objectif législatif ont un lien rationnel avec celui-ci ; et
Les moyens utilisés pour porter atteinte au droit ou à la liberté ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif ». » – page 34
- Sur l’objectif législatif de la législation.
Sur le contrôle de l’objectif:
« 162. Dans le contexte d’une contestation constitutionnelle relative au droit d’ouvrir un magasin le dimanche, le juge Dickson a raisonné comme suit dans l’affaire R. v. Big M Drug Mart Ltd.107: « 80 …. À mon avis, l’objet et l’effet sont tous deux pertinents pour déterminer la constitutionnalité ; un objet ou un effet inconstitutionnel peut invalider une loi. Toute législation est animée par un objectif que le législateur entend atteindre. Cet objet est réalisé par l’impact produit par le fonctionnement et l’application de la législation. L’objet et l’effet, au sens de l’objet de la législation et de son impact final, sont clairement liés, voire indivisibles. Les effets intentionnels et réels ont souvent été pris en compte pour évaluer l’objet de la législation et, par conséquent, sa validité. […] 88 En bref, je suis d’accord avec l’intimé pour dire que l’objet de la législation est le premier critère de validité constitutionnelle et que ses effets doivent être examinés lorsque la loi examinée a passé ou, du moins, est censée avoir passé le critère de l’objet. Si la loi échoue au test de l’objectif, il n’est pas nécessaire d’examiner plus avant ses effets, puisqu’il a déjà été démontré qu’elle n’est pas valide. Ainsi, si une loi ayant un objectif valable interfère, par son impact, avec des droits ou des libertés, un plaideur pourrait toujours faire valoir les effets de la législation comme un moyen de faire échec à son applicabilité et, éventuellement, à sa validité. En résumé, le test des effets ne sera nécessaire que pour faire échec à une législation dont l’objet est valable ; les effets ne peuvent jamais être invoqués pour sauver une législation dont l’objet n’est pas valable ». » – page 48
Objectif de la loi selon l’État:
« 149. […] l’objectif actuel [ de la loi selon l’État ] était de maintenir la famille traditionnelle et les valeurs qui représentent la société. Il s’agit également de préserver la législation telle qu’elle est et de la clarifier. Il a déclaré que l’article 16 visait à étendre la sodomie aux femmes et à la réduire de l’indécence grossière à l’indécence grave. » – page 46
Sur la justification de cet objectif:
« 151. […] son objectif et son maintien dans les lois de Trinité-et-Tobago où, théoriquement, toutes les croyances et toutes les races trouvent une place égale et qui s’efforce d’atteindre les idéaux énoncés dans le préambule de la Constitution, sont certainement assez douteux. » – page 46
« 156. […] la loi reste une déclaration de l’État contre l’homosexualité, puisqu’elle ne semble pas avoir d’autre but. Le fait que l’État proscrive l’homosexualité valide manifestement les sentiments de la société à l’égard de toute personne qui se dit homosexuelle. » – page 47
« 158. […] Il n’y a absolument aucune raison pour que les rapports sexuels non consensuels per anum ne soient pas couverts par les dispositions de l’article 4, paragraphe 1, de la loi, c’est-à-dire le viol. » – page 48
« 168. […] la Cour accepte la position du demandeur selon laquelle la loi telle qu’elle existe n’est pas suffisamment importante pour justifier la limitation de ses droits fondamentaux et qu’il l’a prouvé sur la base de la prépondérance des probabilités. 169. Il ne fait aucun doute que le maintien de la famille traditionnelle et des valeurs représentatives de la société sont des concepts importants, mais ces mots doivent maintenant être adaptés à un monde différent de celui des époques médiévale et victorienne. En tout état de cause, aucun des objectifs mentionnés par M. Hosein n’est mentionné dans la loi et il n’existe aucune preuve que ces objectifs soient énoncés ailleurs. En tout état de cause, ils n’ont pas été prouvés devant ce tribunal comme faisant partie du raisonnement des législateurs – que ce soit par le biais des rapports du Hansard ou autrement.
170. Qu’est-ce qu’une famille traditionnelle ? Si elle se limite à une mère, un père et des enfants, alors, une fois de plus, la raison de conserver ce modèle n’est plus suffisamment importante pour justifier le refus des droits fondamentaux du demandeur. Par exemple, les familles monoparentales deviennent une norme qui, malgré sa réalité, dérange de nombreux traditionalistes. Comme nous l’avons montré, les valeurs qui représentent la société ont radicalement changé, les sociétés démocratiques acceptant désormais que les lois telles que celles qui font l’objet d’un examen ne soient plus nécessaires.
171. Dans ces circonstances, et à la lumière des preuves et des autres éléments dont dispose la Cour, celle-ci est convaincue que le demandeur s’est acquitté de la charge de la preuve et de la charge juridique qui lui incombent en ce qui concerne le premier volet du critère de la construction nordique mentionné ci-dessus. En outre, en ce qui concerne le troisième volet, comme l’a souligné le tribunal, il existe déjà une législation qui peut traiter de l’infraction pénale réelle que les actes particuliers sont censés couvrir. Par conséquent, sans même avoir à examiner la deuxième branche, l’infraction est considérée comme injustifiée. »
4. Conclusion
« 173.la Cour se sent obligée de déclarer en conclusion qu‘il est regrettable que la société valorise de quelque manière que ce soit une personne ou lui donne son identité en fonction de sa race, de sa couleur, de son sexe, de son âge ou de son orientation sexuelle. Ce n’est pas son identité. Ce n’est pas son âme. Ce n’est pas la somme totale de sa valeur pour la société ou de sa valeur pour elle-même. Les expériences de l’Afrique du Sud de l’apartheid et des États-Unis pendant et après l’esclavage, et même jusqu’au milieu et à la fin du 20e siècle, ont montré à quel point la dignité humaine avait plongé en raison de préjugés présupposés et prédéterminés basés sur des facteurs qui n’acceptent pas ou ne reconnaissent pas l’humanité. La ségrégation raciale, l’apartheid, l’Holocauste sont autant de souvenirs douloureux de ce type de préjugés. Refuser aujourd’hui à une minorité perçue comme telle son droit à l’humanité et à la dignité humaine reviendrait à poursuivre ce type de raisonnement, ce type de supériorité perçue sur la base des croyances sincères de certains. Cette conclusion n’est pas une évaluation ou un déni des croyances religieuses de qui que ce soit. Cette Cour n’est pas qualifiée pour le faire. Cependant, cette conclusion reconnaît que les croyances de certains, par définition, ne sont pas les croyances de tous et, dans la République de Trinité-et-Tobago, tous sont protégés et ont le droit d’être protégés en vertu de la Constitution. Par conséquent, cette Cour doit faire respecter la Constitution et le fera, afin de reconnaître la dignité d’un seul citoyen dont les droits et les libertés ont été supprimés de manière invalide. » – page 52
Ressource juridique
Décision de la Cour : https://depenalisation-homosexualite.org/wp-content/uploads/2024/07/Decision-Trinite-et-Tobago.pdf