Dans l’arrêt LETSWELETSE MOTSHIDIEMANG du 11 juin 2019, la Cour suprême du Botswana a dépénalisé l’homosexualité sur le fondement du droit à la vie privée, du droit à la liberté, l’égalité, la dignité et sur l’interdiction des mesures discriminatoires.
1. Décision de la cour: interdiction de la pénalisation de l’homosexualité sous le fondement du droit à la vie privée
- Le droit à la vie privée est un droit essentiel consacré à l’article 3 et 9 de la Constitution du Botswana et est protégé par de nombreux textes internationaux.
« 113. La protection de la vie privée est essentielle à notre identité en tant qu’êtres humains. Elle permet à une personne d’être elle-même sans être jugée. Elle permet aux personnes de penser librement sans entrave et constitue un élément important pour donner aux personnes une autonomie personnelle et un contrôle sur elles-mêmes et sur ceux qui savent ce qui les concerne. » – Page 61
- Cette notion ne doit pas être interprétée de manière restrictive.
« 116. À première vue, on pourrait être tenté de postuler que le droit à la vie privée souligné par l’article 9 ci-dessus ne concerne que la protection contre la fouille de sa personne ou de ses biens, ou contre l’entrée d’autres personnes sur ses permissions. Une telle interprétation linéaire et de pure forme va à l’encontre de notre mode d’interprétation constitutionnelle généreux, intentionnel et orienté vers le contexte qui nous est cher. En outre, une telle interprétation plus étroite réduira les droits fondamentaux. » – Page 63
- La Cour Suprême du Botswana reprend les arguments de la Cour suprême d’Afrique du Sud et d’Inde pour inclure l’orientation sexuelle dans le cadre du droit à la vie privée.
« 122. Le droit constitutionnel à la vie privée protège la liberté des personnes de prendre certaines décisions cruciales concernant leur bien-être, sans coercition, intimidation ou ingérence, de quelque nature que ce soit, gouvernementale ou autre. Dans l’affaire indienne Navtey Singh Johar et autres c. Union of India, Ministry of law and justice, dans laquelle l’article 377 du code pénal indien, qui traite des lois sur la sodomie, a été déclaré inconstitutionnel, le juge Malhotra, à la page 33, paragraphe 16.2, a traité du droit à la vie privée comme suit : « Le droit à la vie privée est désormais reconnu comme faisant partie intégrante du droit à la vie et à la liberté personnelle en vertu de l’article 21.
L’orientation sexuelle fait partie intégrante de l’identité des personnes LGBT. L’orientation sexuelle d’une personne est un attribut essentiel de la vie privée. Sa protection est au cœur des droits fondamentaux ».
- La Cour conclut que les dispositions du code pénal botswanais portent atteintes au droit à la vie privée en ce qu’elles commettent une ingérence dans la sphère intime des individus.
2. Interdiction de la pénalisation sous l’angle du droit à la liberté et à la dignité
A. Droit à la liberté
- Les législations ne doivent pas être trop intrusives concernant la vie intime et sexuelle des individus.
«138. Le droit à la liberté, tel qu’il est garanti par l’article 3 de la Constitution, comporte de multiples facettes. Plus précisément, le droit revendiqué ici est le droit de choisir un partenaire sexuel ou intime, autrement dit l’autonomie sexuelle. »
« 141. Nous ne devons pas être trop normatifs et essayer de persuader les gens de devenir ce qu’ils ne sont pas. L’autonomie personnelle en matière de préférence et de choix sexuels doit donc être respectée. Toute criminalisation de l’amour ou de l’épanouissement dans l’amour dilue la compassion et la tolérance. »
- La Cour considère que l’orientation sexuelle est innée et donc que ce champ de l’intimité doit relever de l’autonomie personnelle pour prendre les choix nécessaires à son épanouissement.
« 142. L’orientation sexuelle est innée chez l’être humain. Il ne s’agit pas d’une déclaration de mode ou d’une posture. Il s’agit d’un attribut important de la personnalité et de l’identité d’une personne ; c’est pourquoi tout le monde a droit à une autonomie complète sur les décisions les plus intimes relatives à la vie personnelle, y compris le choix d’un partenaire. »
« 143. Le droit à la liberté va au-delà de la simple liberté de contrainte physique ou de détention. Il inclut et protège les choix intrinsèques, libres de toute influence indue, de toute interférence irrationnelle et injustifiée de la part d’autrui.[…] La Cour suprême des États-Unis a estimé que les relations sexuelles entre adultes consentants de même sexe faisaient partie de la liberté protégée par le principe de la régularité de la procédure. »
- La législation empêche l’individu d’avoir l’expression sexuelle de son choix et ainsi viole son droit à la liberté.
« 144. La pénétration sexuelle anale et toute tentative de pénétration sont interdites et criminalisées par les articles 164(a), (c) et 165 du code pénal. En fait, le droit du demandeur de choisir un partenaire sexuel intime est restreint. Son seul mode d’expression sexuelle est la pénétration anale, mais les dispositions contestées l’obligent à s’engager dans une expression sexuelle privée non pas en fonction de son orientation, mais en fonction des prescriptions légales. Sans aucune équivoque, sa liberté a été émasculée et restreinte. »
B. Droit à la dignité
- La Cour reprend la définition de la dignité apportée par l’arrêt Law v. Canada de 1999.
« 149. En ce qui concerne le droit à la dignité, voir également Law c. Canada 1999 ( 1 ) SCR 497, au paragraphe 53, où il a été déclaré ce qui suit : « La dignité humaine signifie qu’un individu ou un groupe se sent respecté et valorisé. Elle concerne l’intégrité physique et psychologique et l’autonomisation. La dignité humaine est atteinte par un traitement injuste fondé sur des traits de caractère ou des circonstances qui ne sont pas en rapport avec les besoins, les capacités ou les mérites de l’individu. Elle est renforcée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites des différents individus, en tenant compte du contexte qui sous-tend leurs différences. La dignité humaine est atteinte lorsque des individus et des groupes sont marginalisés, ignorés, dévalorisés, et elle est renforcée lorsque les lois reconnaissent la place à part entière de tous les individus et de tous les groupes… » » – Page 84.
- Partant de cette analyse, la Cour conclue que les rapports sexuels constituent une expression d’amour et d’intimité.
« 150. Il est banal de dire que les rapports sexuels ne sont pas uniquement destinés à la procréation. Ils constituent une expression de l’amour et de l’intimité. » – page 84
« 151. Les articles contestés, à mon avis, refusent au requérant le droit à l’expression sexuelle de la seule manière dont il dispose. Un tel déni et une telle criminalisation touchent à l’essence même de sa valeur en tant qu’être humain. En d’autres termes, il s’agit d’une violation de sa dignité inhérente et de sa valeur personnelle. » – page 85
« 153. Par parité de raisonnement et de logique, l’orientation sexuelle du requérant est au cœur de son droit fondamental à la dignité. C’est sa façon d’exprimer ses sentiments sexuels, par le seul mode dont il dispose. Sa dignité doit être respectée, à moins qu’elle ne soit légalement restreinte. » – page 86
3. Interdiction de la discrimination
- La Cour étend l’interprétation de la mention sexe présent à l’article 3 de la Constitution pour y inclure l’orientation sexuelle.
« 157. Sur la base des règles formulées de construction ou d’interprétation constitutionnelle, je n’ai aucun scrupule à déterminer que le mot » sexe » à l’article 3 est suffisamment large pour inclure et englober » l’orientation sexuelle « , comme je le détermine par la présente. » – page 88
« 161. À mon avis, la discrimination interdite par la loi sur l’emploi (amendement) s’accorde parfaitement avec la discrimination interdite, fondée sur le sexe, dans la Constitution. Les deux formes de discrimination, à savoir le sexe et l’orientation sexuelle, sont des signifiants associables d’une portée et d’un contenu similaires. La discrimination constitutionnelle fondée sur le sexe a une portée et une application plus larges, tandis que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, dans la loi (modifiée) sur l’emploi, a une portée plus étroite. L' »orientation sexuelle » est donc un sous-ensemble ou une composante du « sexe ». » – page 91
- Partant de cette interprétation la Cour suprême peut analyser les lois du code pénale sous le prisme de la non-discrimination.
« 169. Un examen des dispositions contestées révèle, à mon avis, qu’elles ont un impact nettement plus important sur le requérant en tant qu’homosexuel, qui ne pratique que la pénétration sexuelle anale, que sur les hommes et les femmes hétérosexuels. Le fait que la pénétration anale soit le seul moyen dont dispose le requérant est déterminant. Refuser au requérant le droit à l’expression sexuelle, par le seul moyen naturel et disponible pour lui, même si ce moyen est refusé à tous, reste discriminatoire dans les faits, alors que les hétérosexuels se voient accorder le droit à l’expression sexuelle, d’une manière qui leur est naturelle. En d’autres termes, il s’agit d’une discrimination indirecte fondée sur l’orientation sexuelle. Les dispositions contestées font du requérant un criminel, ou un « félon non appréhendé », toujours sur le qui-vive, attendant d’être arrêté. » – page 95
4. Mise en balance
- La Cour suprême rappelle que toutes limitations aux droits fondamentaux doivent être justifiées.
« 175. Chaque fois que l’Etat cherche à invoquer l’une des limitations constitutionnelles aux droits fondamentaux, il lui incombe alors de prouver que cette limitation satisfait pleinement à la limitation constitutionnelle, dans les circonstances. » – page 99
- La Cour rappelle les conditions de proportionnalité qui doivent sous-tendre des mesures restrictives.
« 181. De plus, en plus de fournir des preuves pour justifier la limitation prise, l’Etat doit fournir des preuves pour prouver qu’il n’existe pas de moyen alternatif ou moindre que la limitation choisie. Aucune preuve de ce genre n’a également été présentée, mais juste des affirmations éhontées pour limiter les droits fondamentaux. »
- La Cour après avoir étudié le rapport scientifique, fourni par l’amicus dans cet affaire, décide tout de même d’étudier l’argument de la moralité publique pour justifier la législation pénale.
« 183. Par excès de prudence, et considérant que les questions soulevées ici sont importantes et concises, je trouve qu’il est nécessaire d’examiner l’argument de l’intérêt public/moralité, même s’il n’est étayé par aucune preuve factuelle, scientifique et convaincante. » – page 104
« 185. […] L’opinion publique est pertinente en matière de jugement constitutionnel, mais elle n’est pas déterminante. Une telle opinion publique est rendue lilliputienne par l’imposant et colossal « triangle constitutionnel » des droits de l’Homme, à savoir ; liberté, égalité et dignité. » – page 105
- La Cour constate qu’au regard de la balance des intérêts en cause la législation n’est pas justifiée.
« 189. À mon avis, criminaliser l’homosexualité consensuelle dans le privé, entre adultes n’est pas d’intérêt public. Une telle criminalisation, il a été démontré par les preuves fournies par l’amicus, a des effets disproportionnés sur la vie et la dignité des personnes LGBT. Il perpétue la stigmatisation et la honte des homosexuels et les rend reclus et exclus. Il n’y a pas de victime dans les relations homosexuelles consensuelles entre adultes. Quel est l’intérêt impérieux de l’État qui nécessite de telles lois ? Les lieux privés et les chambres devraient-ils être occupés par des shérifs pour contrôler ce qui s’y passe ? À mon avis, de telles dispositions pénales dépassent la portée et la fonction propres du droit criminel en ce qu’elles pénalisent les couples de même sexe consensuels, entre adultes, en privé, lorsqu’il n’y a pas de victime ni de plaignant concevable. Toute notion de justification de la moralité publique (qui est une question de préjugés) ne satisfait pas au test de proportionnalité » – page 107
« 191. Même si la justification de l’intérêt public ou de la moralité du défendeur devrait être soumise au critère de « raisonnable et justifiable dans une société démocratique ouverte », une telle justification ne passe pas l’épreuve constitutionnelle. Le critère de ce qui est raisonnablement justifiable dans une société démocratique est objectif. Il n’y a rien de raisonnable et de justifiable à discriminer les autres membres de notre société diversifiée. » – page 109
5. Conclusion de la Cour
- La Cour conclus donc à l’annulation des dispositions pénales proscrivant les rapports entre personnes de mêmes sexes.
« 226. Sur la base de ce qui précède, la décision de la Cour est queer les articles 164(a) ; 164 (b) et 165 du Code pénal sont déclarés ultra vires de la Constitution, en ce qu’ils violent l’article 3 ( liberté, vie privée et dignité) ; l’article 9 (vie privée) et l’article 15 (discrimination). » – page 130
Ressource
Décision: https://depenalisation-homosexualite.org/wp-content/uploads/2024/07/Decision-Botswana.pdf